CHAPITRE QUATORZE

 

 

En ramenant son cheval à l’écurie, alors qu’il disposait de près d’une heure avant complies, Cadfael vit dame Dionisia sortir des appartements de l’abbé. Sa démarche était modeste et, pour se rendre à l’hôtellerie, elle s’était couvert la tête d’une mante. Elle se tenait toujours très droite et on aurait pu croire qu’elle marchait comme à l’ordinaire, ferme et fière, mais non, cette lenteur ne lui était pas habituelle, ni sa façon de baisser les yeux et de regarder par terre alors qu’elle donnait toujours le sentiment de défier l’horizon. Rien ne filtrerait de sa confession, mais Cadfael était enclin à penser qu’elle avait livré tous ses secrets. Elle n’était pas femme à faire les choses à moitié. Elle n’essaierait plus de soustraire Richard à la tutelle de l’abbé. Dionisia avait essuyé un échec trop profond pour recommencer ses menées tant qu’elle se souviendrait de cette mort sans confession dont l’aile l’avait effleurée.

Elle semblait avoir décidé de passer la nuit sur place, peut-être pour signer une paix à sa façon avec son petit-fils, qui pour le moment dormait à poings fermés, heureux d’être resté célibataire et d’être de retour là où il voulait vivre. Absous de leurs péchés, ravis du retour de leur camarade, les enfants goûteraient un repos mérité. Il y avait là matière à actions de grâce. Quant au cadavre dans la chapelle mortuaire, connu sous un nom qui n’était sûrement pas le sien, il ne projetait aucune ombre sur l’univers des petits.

Cadfael conduisit son cheval dans la cour de l’écurie que deux torches éclairaient à l’entrée, le dessella et le pansa. On n’entendait, à l’intérieur, que le souffle léger de la brise qui s’était levée dans la soirée et une bête qui s’agitait brièvement dans sa stalle. Sa monture installée, il suspendit sa selle et sa bride et se prépara à partir.

Une ombre massive se tenait immobile dans l’encadrement de la porte, immobile.

— Bonsoir, mon frère ! murmura Rafe de Coventry.

— Ah, c’est vous ! Vous me cherchiez ? Désolé de rentrer si tard alors qu’une longue route vous attend demain matin.

— Je vous ai vu dans la cour, répondit Rafe calmement. Je me suis rappelé votre offre. Si elle tient toujours, j’aimerais en profiter. Je m’aperçois que ça n’est pas facile de soigner une blessure, avec une seule main.

— Venez ! Allons dans ma cabane du jardin, nous y serons plus tranquilles.

La nuit n’était pas encore complètement tombée. Les dernières roses, un peu dégingandées, s’épanouissaient sur leurs tiges trop longues ; elles avaient perdu la moitié de leurs feuilles et évoquaient des fantômes tout pâles flottant dans la pénombre. Derrière les hauts murs rassurants du jardin aux simples s’attardait un peu de chaleur.

— On n’y voit goutte, dit Cadfael. Attendez que j’allume.

Cela lui prit quelques minutes pour obtenir une étincelle qu’il put transformer en une flamme qu’il appliqua à la mèche de la lampe. Rafe attendit sans bouger ni murmurer que la lumière fût suffisante, puis il entra dans l’atelier. Il regarda avec intérêt les rangées de pots et flacons, les balances et autres mortiers, et les bouquets d’herbes sèches qui bruissaient au-dessus de sa tête en exhalant une odeur capiteuse qui parfumait le courant d’air venu de la porte. Silencieusement, il enleva sa tunique et abaissa sa chemise à partir de l’épaule jusqu’à ce qu’il pût dégager son bras de sa manche. Cadfael rapprocha la lampe qu’il disposa de façon qu’elle éclairât au maximum le bandage souillé et froissé qui couvrait la blessure. Patient et attentif, Rafe attendait, assis sur le banc contre le mur, étudiant non sans curiosité le visage buriné qui se penchait vers lui.

— Il me semble, mon frère, que vous avez le droit de connaître mon nom, finit-il par dire.

— Vous en avez un, Rafe me suffit.

— A vous, peut-être, mais pas à moi. Si on m’aide généreusement, la vérité est le moins que je puisse payer. Je m’appelle Rafe de Genville...

— Restez tranquille pour l’instant. Le tissu a collé, ça va être douloureux.

Il fallut arracher le pansement, mais Rafe de Genville se montra indifférent à cette souffrance comme à celle qu’il avait endurée avant. La blessure était longue, depuis l’épaule jusqu’en haut du bras, mais peu profonde ; elle n’en avait pas moins des lèvres béantes qu’il était impossible de réunir d’une seule main.

— Ne bougez pas ! On peut arranger cela, sinon vous garderez une vilaine cicatrice. Mais quand j’aurai remis une bande, vous aurez de nouveau besoin d’aide.

— Je sais où en trouver quand j’aurai quitté ces lieux et bien malin qui devinera comment j’ai attrapé cette estafilade. Vous seul, vous êtes au courant, mon frère. Apparemment, il n’y a pas grand-chose que vous ignorez, mais je peux peut-être vous fournir quelques précisions supplémentaires. Je me nomme Rafe de Genville, je suis le vassal et, Dieu m’en est témoin, l’ami de Brian FitzCount. Je suis aussi l’homme lige de la suzeraine de mon seigneur, l’impératrice. Tant que je serai en vie, je m’opposerai à ce que l’on cause du tort à l’une ou à l’autre. Enfin, l’homme auquel je pense ne blessera plus personne, soit dans les armées du roi, soit outre-mer, au service de Geoffroi d’Anjou, qu’il comptait rejoindre plus tard, à mon sens, quand le moment serait propice.

Cadfael appliqua un bandage bien serré sur la blessure.

— Mettez votre main droite là et tenez bon, la plaie se refermera rapidement. Vous ne saignerez plus ou très peu, et ça devrait se cicatriser sans histoire.

Il observa Cadfael en train de lui appliquer un pansement qui ne le gênerait pas.

— Vous avez le coup de main, mon frère. J’aimerais vous emmener avec moi comme prise de guerre.

— On aura besoin de tous les médecins et chirurgiens qu’on pourra dénicher à Oxford, j’en ai peur, admit tristement Cadfael.

— Non, ce n’est pas pour cette fois. Oxford ne sera pas envahie avant l’arrivée de l’armée du comte. Et même alors, j’en doute. De mon côté, je retourne d’abord à Wallingford auprès de Brian, pour lui rendre ce qui lui appartient.

Cadfael attacha soigneusement le pansement au-dessus du coude et lui tint sa manche cependant que le blessé y glissait son bras. Voilà, c’était terminé. Cadfael s’assit près de lui ; ils étaient face à face. Le silence qui descendit sur eux était de la même qualité que la nuit qui les enveloppait : apaisant, tranquille, empli d’une douce mélancolie.

— Le combat fut loyal, déclara Rafe au bout d’un long moment, regardant Cadfael dans les yeux et revoyant la chapelle de pierre nue dans la forêt. Comme il n’avait pas d’épée, j’ai posé la mienne. Il avait gardé son poignard.

— Qu’il a utilisé contre l’homme qu’il avait rencontré en tant que chevalier à Thame, ajouta Cadfael, un homme qui aurait pu s’interroger sur sa vocation. Le fils n’y a pas manqué, lorsqu’il vit Cuthred mort, sans se douter qu’il avait sous les yeux l’assassin de son père.

— Ah ! c’était ça ! Je me posais des questions.

— Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

— C’était lui que je cherchais, affirma Rafe d’une voix sinistre. Mais je suis votre pensée. Oui, j’ai trouvé, dans le reliquaire sur l’autel. Pas seulement des pièces. Il y avait aussi des bijoux qui ne prennent pas de place et qu’on transporte aisément. C’était ses bijoux à elle et elle y tenait. Mais elle tenait davantage encore à l’homme auquel elle les envoyait.

— Il y avait aussi une lettre, paraît-il.

— Il y a une lettre, que j’ai prise. Vous avez vu le bréviaire ?

— Oui, digne d’un prince.

— D’une impératrice. Il y a un compartiment secret dans la reliure où on peut dissimuler une feuille pas trop épaisse. Quand ils étaient séparés, le bréviaire, apporté par un messager fidèle, leur servait de trait d’union. Dieu sait ce qu’elle a pu lui écrire alors que sa fortune est au plus bas, qu’elle se trouve éloignée de lui de quelques milles infranchissables, avec les armées royales qui referment leur étau sur elle et ses derniers fidèles. Au plus profond du désespoir, qui se soucie de sagesse ? Qui met un frein à sa langue ou à sa plume ? Je n’ai pas tenté de l’apprendre. L’homme que cette missive est destinée à consoler la recevra et la lira. Un autre l’a eue sous les yeux, il aurait pu en mésuser, mais il n’a plus d’importance à l’heure actuelle.

Une vague de passion réchauffait sa voix qu’il tenait inflexiblement sous contrôle, mais il frémit de tout son corps, vibrant comme une flèche, soulevé par un amour jaloux et une haine implacable. Cette lettre qu’il apportait avec son sceau brisé, témoin d’une détestable trahison, il ne l’ouvrirait jamais ; le contenu lui en était aussi sacré qu’une confession et ne regardait que la femme qui l’avait écrite et celui auquel elle était destinée. Cuthred s’était aventuré en territoire sacré et il en était mort. Pour le crime qu’il avait commis, Cadfael n’eut pas le sentiment que le châtiment était trop sévère.

— A votre avis, mon frère, demanda Rafe qui retrouvait le calme dont il se départait si rarement, ai-je commis un péché ?

— Qu’attendez-vous de moi au juste ? Posez la question à votre confesseur quand vous serez arrivé à Wallingford. Tout ce que je sais est qu’il fut un temps où j’aurais agi comme vous.

Rafe de Genville ne se donna pas la peine de demander si son secret serait en sûreté, la question ne se posait pas.

— Il valait mieux qu’on en finisse ce soir, conclut Rafe en se levant. Il est inutile de troubler l’ordre de vos heures canoniales demain. Je pourrai partir de bonne heure et laisser ma place toute propre et prête pour un nouvel hôte. Et d’avoir eu un témoin impartial m’aidera à me sentir plus léger. Permettez-moi donc de prendre maintenant congé de vous. Que Dieu soit avec vous, mon frère.

— Qu’il vous accompagne aussi, répondit Cadfael.

Il était parti, s’enfonçant dans l’obscurité, foulant les graviers de l’allée d’un pas ferme et régulier. Quand il arriva sur l’herbe, le silence retomba mais, à ce moment précis, la cloche de complies sonna dans le lointain.

 

Cadfael se rendit aux écuries avant prime ; la matinée était sèche et ensoleillée, propice aux voyageurs. Le bai clair avec son étoile sur la tête avait quitté sa stalle. Tout semblait vide et calme, à l’exception de mots étouffés et d’un rire léger dans la pénombre. Richard s’était levé aux aurores pour choyer le poney qui l’avait si bien aidé, en compagnie d’Edwin, rentré en grâce auprès de son compagnon de jeux, qui l’assistait loyalement. Ils étaient aussi bruyants qu’une volée de moineaux, puis ils entendirent Cadfael approcher et changèrent bien vite de ton le temps de s’assurer qu’il ne s’agissait ni du prieur ni de frère Jérôme. Pour s’excuser, ils lui sourirent de toutes leurs dents avant de retourner admirer et caresser le petit cheval dans sa stalle.

Cadfael ne put s’empêcher de se demander si dame Dionisia avait déjà vu son petit-fils et tenté, dans la mesure où elle en était capable, de rentrer dans ses bonnes grâces. Elle refuserait certainement de s’abaisser. Elle aurait plutôt recours à un sermon du genre :

— Richard, j’ai parlé de ton avenir avec l’abbé. Tu veux rester ici et j’y consens. J’ai été honteusement trompée par Cuthred qui n’était pas prêtre, comme il le prétendait. Cet épisode est terminé, il est préférable de l’oublier.

Et sa péroraison serait à peu près comme suit :

— Si je t’autorise à demeurer ici, c’est à condition que tu t’y conduises bien. Obéis à tes maîtres, étudie dans tes livres.

Peut-être en partant l’aurait-elle embrassé un peu plus chaleureusement ou se serait-elle montrée plus prudente et respectueuse, sachant tout ce qu’il pourrait raconter sur elle. Mais Richard triomphait. Il n’y avait plus rien pour le menacer lui ou ses proches. Il pouvait se permettre de n’éprouver aucune rancune contre qui que ce soit.

A l’heure qu’il était, Rafe de Genville, vassal et ami de Brian FitzCount, serviteur loyal de l’impératrice Mathilde, devait être loin de Shrewsbury. Cet homme tranquille, qui n’avait rien d’extraordinaire, n’avait guère attiré l’attention pendant son séjour ; on ne tarderait pas à l’oublier.

 

— Il est parti, avertit Cadfael. Ce n’est pas que j’aie voulu me substituer à vous dans ce domaine, bien que je pense savoir comment vous auriez agi en pareil cas. Quoi qu’il en soit, je m’en suis chargé pour vous. Il est parti et je n’ai pas cherché à l’en empêcher.

Ils étaient assis l’un près de l’autre, ce qui leur arrivait très souvent au moment où une affaire se terminait, et ils bavardaient sur le banc adossé au mur nord de l’herbarium, fatigués mais soulagés, profitant de la chaleur de midi qui régnait encore, malgré la brise légère. La douceur prolongée de cet automne clément n’allait pas durer pendant des lustres ; d’ici une semaine ou deux, il ferait trop froid, trop mauvais, pour venir s’asseoir à cet endroit. Ceux qui savaient prévoir le temps sentaient l’arrivée des premières gelées et des abondantes chutes de neige de décembre.

— Si mes souvenirs sont exacts, remarqua Hugh, c’est aujourd’hui que vous m’aviez promis que tout se terminerait au mieux pour tout le monde. Si je comprends bien, un des meurtriers est parti ! Et vous l’avez laissé filer ! Il ne s’agit pas de Bosiet, j’imagine, dont vous n’attendiez qu’une chose : qu’il se fatigue et qu’il s’en aille, quitte à le lui suggérer discrètement. Eh bien, allez-y, je vous écoute.

Une chose était sûre, il savait écouter, il n’était pas du genre à interrompre inutilement ; il ne quitta pas des yeux le jardin en désordre, évitant de poser des questions ou de gêner son compagnon d’un regard. Pas un seul mot ne lui échappa, d’ailleurs, il n’avait pas besoin qu’on lui répète les choses.

— Je me confesserais volontiers, si vous vouliez me tenir lieu de prêtre, commença Cadfael.

— Je saurai moi aussi tenir ma langue, vous vous en doutez ! C’est d’accord. Je ne vous ai encore jamais vu me demander l’absolution. Alors, de qui s’agit-il ?

— D’un certain Rafe de Genville que l’on connaissait ici sous le nom de Rafe de Coventry, fauconnier du comte de Warwick.

— Un homme d’un certain âge, montant un cheval bai clair ? Il me semble l’avoir vu une seule fois. C’était un de vos hôtes et il n’avait rien à me demander, ce dont je lui ai été reconnaissant car j’étais assez occupé avec les Bosiet. Et qu’est-ce que ce Rafe de Coventry avait sur la conscience pour qu’on ait pu vouloir le retenir ?

— Il a tué Cuthred. En combat singulier. Il s’est battu contre lui au poignard et il l’a tué.

Hugh n’avait pas bronché, se contentant de tourner la tête vers son ami dont il étudia attentivement l’expression, attendant la suite.

— Il avait d’excellentes raisons d’agir ainsi. Vous vous rappelez ce message de l’impératrice qui avait quitté Oxford avant que les armées d’Etienne ne finissent d’encercler la ville. Il était parti avec de l’argent, des bijoux et une lettre adressée à Brian FitzCount, isolé à Wallingford. On a retrouvé son cheval avec des taches de sang sur la selle mais pas de cadavre. Le sire de Wallingford, qui se dévoue à l’impératrice depuis des années et dont la garnison est affamée, attendait ardemment le messager en question. Or Rafe de Genville est non seulement son vassal mais aussi son ami dévoué ; c’est aussi un partisan de l’impératrice. Il n’était pas homme à laisser ce crime impuni.

Je ne lui ai pas demandé quelle piste il avait suivie pour arriver jusqu’ici. Le jour de sa venue, je l’ai rencontré aux écuries et il s’est trouvé que par hasard le corps de Drogo reposait dans la chapelle mortuaire. Je n’avais pas mentionné son nom, j’en suis sûr, mais de toute manière, cela n’aurait rien changé, à mon avis. Un nom, ça se change facilement. Aussitôt il est allé voir le mort. Mais au premier coup d’œil, il avait perdu tout intérêt. Il cherchait un étranger, un voyageur, pas Bosiet. Il m’a à peine écouté quand je lui ai parlé de Hyacinthe. Trop jeune. Il cherchait donc quelqu’un de son âge et de son milieu. Il avait sûrement entendu parler de l’ermite de dame Dionisia, mais il a dû penser qu’un homme d’Eglise était au-dessus de tout soupçon et il ne s’y est pas intéressé. Jusqu’au moment où il a appris par Richard que c’était un imposteur. Après, impossible de mettre la main sur Rafe ou sur son cheval. Envolés ! C’était un imposteur qu’il poursuivait. Il l’a trouvé cette nuit à l’ermitage. Après l’avoir tué, il a récupéré l’argent, les bijoux dans le coffret sur l’autel, ainsi que le bréviaire qui appartenait à Mathilde et servait à passer les lettres qu’ils s’écrivaient quand ils étaient séparés. Vous vous rappelez le sang sur le poignard de Cuthred. J’ai soigné la blessure de Rafe de Genville dont j’ai reçu les confidences et maintenant c’est à votre tour d’écouter les miennes. J’ajoute que je lui ai souhaité bon voyage jusqu’à Wallingford.

Cadfael s’adossa sur son siège avec un profond soupir de gratitude et appuya sa tête aux pierres rugueuses du mur. Ils observèrent un long silence tranquille.

— Comment avez-vous su pourquoi il était ici ? Pour en apprendre autant, votre première rencontre me paraît un peu insuffisante. Il n’était pas bavard et chassait seul. Que s’est-il passé pour que vous deveniez aussi proches ?

— Nous étions ensemble quand il a déposé son obole dans le tronc de la chapelle. Une pièce est tombée, je l’ai ramassée. Elle avait été récemment frappée à Oxford, à l’effigie de l’impératrice. Il ne s’en est pas caché. Il m’a demandé si je ne me posais pas de questions sur la présence d’un sujet de Mathilde si loin du champ de bataille ? Un peu au hasard, j’ai suggéré qu’il pourrait bien être à la recherche du meurtrier du messager, ce Renaud Bourchier qui avait été dévalisé sur la route de Wallingford.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Que je m’étais trompé. L’idée n’était pas mauvaise et il regrettait vivement que ce ne soit pas ça. Et c’était la vérité. Il ne m’avait pas menti d’un iota et je le savais. A ce moment-là, Cuthred n’avait encore tué personne. Il a fallu pour qu’il verse le sang que Drogo Bosiet entre dans sa cellule à la recherche d’un jeune homme qui était peut-être son vilain en fuite et qu’il se retrouve nez à nez avec quelqu’un qu’il avait vu, eu comme partenaire aux échecs et à qui il avait parlé à Thame quelques semaines auparavant, quelqu’un qui n’avait rien d’un ermite, portait la tenue et les armes d’un chevalier. Pourtant, il parcourait les routes à pied car il n’avait pas de cheval dans les écuries de Thame ou qui l’ait suivi quand il a quitté la ville. Et ceci se passait au début octobre. C’est ce que nous a raconté Aymer après que son père a été réduit au silence.

— Il me semble que je commence à voir où vous voulez en venir, articula lentement Hugh, plissant les paupières et regardant à travers les branches à demi dénudées par l’automne. Vous ne posez jamais de question sans une bonne raison pour cela. J’aurais dû comprendre quand vous avez parlé de ce fameux cheval. Nous avons donc un cavalier sans monture à Thame et un destrier abandonné dans les bois près de Wallingford. Il suffit d’additionner deux et deux. Mais non ! s’écria-t-il, choqué, horrifié par l’idée qu’il venait d’avoir. A quelle conclusion essayez-vous de m’amener ? Ou bien je me suis complètement trompé ou Cuthred c’était Bourchier, en chair et en os.

Un petit vent froid passa sur les herbes endormies qui frémirent doucement et Hugh se secoua, écœuré, incrédule.

— Eh oui, c’était la pire des trahisons, bien plus grave qu’un meurtre.

— C’est ce qu’a pensé Rafe de Genville. Et il en a tiré la vengeance qui s’imposait. A présent, il est parti et, je le répète, je lui ai souhaité bon voyage.

— J’aurais agi de même ! Que dis-je, j’agirais encore de même ! s’exclama Hugh avec une moue méprisante, réfléchissant à l’énormité de ce geste odieux autant que délibéré.

— Il n’y a rien, il ne peut rien y avoir qui justifie une vilenie pareille.

— Renaud Bourchier n’était pas de cet avis. Il ne voyait pas les choses comme nous, répondit Cadfael, comptant sur ses doigts et hochant la tête à chaque point de son argumentation. Il s’est d’abord assuré de sa vie et de sa liberté. En l’envoyant loin d’Oxford avant que la ville ne soit encerclée, l’impératrice lui a laissé tout loisir de s’offrir une existence moins dangereuse. J’ajouterai qu’il n’avait même pas l’excuse de la lâcheté. Il a froidement décidé de ne pas s’exposer aux risques d’être tué ou capturé, risques qu’encourait quotidiennement l’armée impériale, à Oxford surtout. Il a délibérément rompu tous ses liens d’allégeance et il a été se cacher pour attendre et voir venir. Deuxièmement, en volant le trésor qui lui avait été confié, il avait de quoi vivre, où qu’il aille. Troisièmement, et pis que tout, il disposait d’une arme terrible qui lui permettrait de retrouver des terres, la faveur d’un souverain et tout ce qu’il avait perdu en s’enfuyant. Je veux parler de la lettre écrite par l’impératrice à Brian FitzCount.

— Dissimulée dans le bréviaire qui a disparu, suggéra Hugh. Voilà le vol que je n’arrivais pas à m’expliquer, bien que ce livre ait une grande valeur par lui-même.

— Ce qu’il y avait à l’intérieur valait encore plus. Je l’ai su par Rafe. On peut y cacher une fine feuille de vélin. Réfléchissez à sa situation quand elle l’a écrite, Hugh. La ville était perdue, seul le château résistait et les armées du roi étaient partout. Voici donc l’impératrice séparée de Brian, qui avait été son bras droit, son épée, son bouclier, Brian sur qui elle comptait comme sur son frère. Les quelques milles qu’il y avait entre eux auraient pu avoir la largeur de l’océan. Dieu sait s’il y a ou non du vrai dans les ragots de ceux qui prétendent qu’ils ont été amants, mais nul ne saurait douter qu’il y a entre eux un lien très fort ! Et dans cette situation impossible, menacée qu’elle était d’être privée de nourriture, de se retrouver en prison, voire morte, et de ne jamais plus revoir ce fidèle, peut-être lui a-t-elle complètement ouvert son cœur, sans réticences, et lui a-t-elle confié des choses qu’elle n’aurait pas dû écrire et qui ne s’adressaient qu’à lui. Vous imaginez la valeur de cette lettre pour un homme sans scrupules, qui devait se refaire une place au soleil et recherchait la faveur des princes ? Son mari est beaucoup plus jeune qu’elle, ils ne débordent pas d’affection l’un pour l’autre et, cet été, il a refusé de l’aider en quoi que ce soit. Supposons qu’un beau jour Geoffroi d’Anjou décide qu’il y va de son intérêt de répudier une épouse âgée pour contracter une seconde union plus profitable. Entre les mains d’un Bourchier, cette lettre facile à authentifier lui fournirait un excellent prétexte, et quand on est prince on peut toujours imposer sa loi. Son informateur aurait eu tout à y gagner, y compris des terres en Normandie. Geoffroi a des châteaux qu’il vient de prendre et qu’il est prêt à offrir à ceux qui peuvent lui être utiles. Je n’affirme pas que le comte d’Anjou est capable d’utiliser ce genre de procédés, mais simplement qu’un individu comme Bourchier a dû l’envisager et garder cette missive pour le cas où il verrait une chance de s’en servir. J’ignore ce qui a pu amener Rafe de Genville à douter de la mort de Bourchier sur la route de Wallingford, je ne lui ai pas posé la question. Une chose est sûre, à partir de ce moment, rien n’aurait pu l’empêcher de poursuivre et de punir non pas quelqu’un qu’il soupçonnait de meurtre, il ne m’a pas menti là-dessus, mais un traître et un voleur, en d’autres termes Renaud Bourchier en personne.

Le ciel se dégageait, le vent se levait, chassant devant lui les morceaux de nuages qui traînaient encore. Pour la première fois, l’automne prolongé annonçait les prémices de l’hiver.

— J’aurais agi comme Rafe, conclut Hugh, sautant brusquement sur ses pieds, incapable de pardonner tant de bassesse.

— A l’époque où je portais les armes, moi aussi, expliqua Cadfael, se levant à son tour. On rentre ?

Avec la fin de novembre, gelées et orages ne tarderaient pas à venir à bout des dernières feuilles. L’ermitage désert de la forêt d’Eyton fournirait un abri pour l’hiver aux petits habitants des bois, et le jardin, qui retournerait à l’état sauvage, offrirait de quoi se creuser un terrier à ceux qui hibernaient. Dame Dionisia y regarderait à deux fois avant de laisser un autre ermite s’installer sur ses terres. Les animaux sauvages les occuperaient en toute innocence.

— Eh bien, murmura Cadfael, entrant le premier dans l’atelier, c’est terminé. Avec un peu de retard, certes, la lettre de l’impératrice va enfin être remise à celui qu’elle était destinée à consoler. Et j’en suis fort aise ! Que leur affection ait été licite ou non, confronté au danger et au désespoir, l’amour a le droit de s’exprimer et il n’en reste qu’un aux autres : le droit de se taire. A l’exception de Dieu, cela va de soi, puisqu’il est aussi capable de lire entre les lignes et qu’il a toujours le dernier mot en ce qui concerne non seulement la passion mais aussi la justice !

L'Ermite de la forêt d'Eyton
titlepage.xhtml
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_014.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_015.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_016.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_017.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-14]L'Ermite de la foret d'Eyton.(The Hermit of Eyton Forest).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_018.htm